Histoire de la langue normande
histouère du loceis/prêchi
Tirant ses racines du latin, le normand fait partie des langues dites d’oïl mais il n’est en aucun cas un dérivé du français. Au XIIe siècle, les premiers romans sont écrits à la cour des ducs de Normandie par des Normands et… en normand. On peut citer par exemple le Roman de Brut et le Roman de Rou du Jèrriais Wace, ainsi que la Chanson de Roland, le Roman du roi Arthur, qui furent écrits en partie en Normandie tout comme le Roman de Renart dont l’un des auteurs connus est Richard de Lison. Dès le Moyen Age, la production littéraire normande se montre très prolifique tandis qu’à Paris, aucune œuvre en français ne remonte au-delà du XIIIe s. car on y écrivait alors en latin et non pas en langue vernaculaire, c’est-à-dire dans la langue parlée à l’époque par le peuple. Ce n’est qu’au fil des siècles, dans un Etat au pouvoir de plus en plus centralisateur que le français s’imposa face aux langues régionales. Avec François Ier, le français devient en 1539 la langue officielle du droit et de l’administration, en lieu et place du latin. Lors de la Révolution française, le décret du 2 thermidor An II impose le français comme seule langue de toute l’administration. Plus tard, l’industrialisation et l’exode rural, l’école obligatoire en français, la guerre 1914-18, le mépris généralisé de la bourgeoisie donnent peu d’espoir pour maintenir ce qui est alors considéré comme un patois, c’est-à-dire « une langue socialement déchue et considérée comme inférieure, méprisée par les citadins ».
Tous ces éléments ont conduit à une dévalorisation du normand, peu à peu considéré comme une déformation du français, et même à sa quasi interdiction diligentée par les « hussards noirs de la République », c’est-à-dire par les professeurs qui ont réprimé l’emploi du normand par leurs élèves quand bien même il s’agissait de leur langue maternelle.
«Heureusement, il y avait encore un coin de Normandie qui, n’étant pas français, échappait à la religion des idées générales : les îles… » (Fernand Lechanteur)
Car le normand est parlé dans toute la Normandie mais aussi dans les îles anglo-normandes (Jersey, Guernesey, Sercq) qui ont gardé cet héritage de l’époque où elles ne faisaient qu’un avec le duché de Normandie. A Jersey, 2700 personnes parlent encore le Jèrriais (3,18% de la population). A Guernesey, 1300 personnes déclarent parler le guernesiais (2% de la population). Un patrimoine de deux cents mots normands a également été relevé par les linguistes italiens, souvenir de l’époque où des Normands régnaient sur le royaume de Sicile : « La présence linguistique des mots des Normands s’est enracinée si profondément dans les dialectes siciliens qu’elle reste vivante de nos jours »
A Cambridge, le normand est enseigné pendant tout un trimestre aux élèves de linguistique par le professeur Mary Jones qui juge que le normand fait partie du patrimoine linguistique de l’Angleterre. La conquête du pays par Guillaume le Conquérant en 1066 a en effet bouleversé durablement la vie, les coutumes et la langue des Anglo-saxons. L’influence du normand est tel qu’on ne peut construire une phrase en anglais sans utiliser un mot d’origine normande ! Entre le XIIe et le XVe siècle, plus de 10 000 mots normands sont entrés dans le vocabulaire anglais. Ainsi, enseigner le normand aux jeunes le normand, c’est dans une certaine mesure leur enseigner l’anglais et bâtir des ponts entre deux langues et deux civilisations plus proches l’une de l’autre que ce que l’on pourrait penser de prime abord.
En Normandie, à la fin du XIXe siècle, des érudits avaient rassemblé dans des dictionnaires, des glossaires, tous ces mots normands que l’on entendait alors dans les campagnes mais qui commençaient déjà à disparaître à cause du français dont on imposait l’usage. Auteurs, poètes et chansonniers, sentant peut-être qu’il était temps de redonner de la vigueur au normand, sortirent alors leur plume.En Cotentin, Alfred Rossel écrit à partir de 1872 des chansons très populaires dans les assemblées grâce à Charles Gohel qui les chante. Su la mé est ainsi toujours repris en chœur dans le Cotentin et en est devenu en quelque sorte l’hymne.
A cette suite, une littérature de qualité éclot vers 1900 autour de la revue Le Bouais-Jan (nom de l’ajonc épineux) et se perpétue après 1968 dans la revue Parlers et Traditions Populaires de Normandie (devenue Le Viquet), fondée par un universitaire et qui révéla de grands auteurs en Cotentin : Côtis-Capel (A gravage, Raz-Bannes, Ganache, le vuus pêqueus…),Gires Ganne (És set vents, poèmes), Aundré-J. Desnouettes (L’Épopée cotentine), André Louis (Zabeth, roman, drame sur la condition féminine), Aundré Smilly (Flleurs et plleurs dé men villâche, sept nouvelles émouvantes, bilingue).
Preuve encore de la vitalité du normand, les Universités Populaires Normandes qui existent à Cherbourg, Coutances, St-Lô et Yvetot (Pays de Caux) ont publié des grammaires pour ceux qui veulent approfondir et écrire leur langue. Les Universités Inter-Âges remplissent les salles. Sous le titre de Trésor de la langue normande un dictionnaire (français-normand et normand-français) de trente mille mots est également paru récemment.
Face à cette importante production écrite qui remonte au Moyen Age et qui reste toujours vive, comment pourrait-on qualifier le normand de « parler » ou de simple « patois » ? Aujourd’hui, faute de reconnaissance, notre crainte est de voir ce précieux « patrimoine immatériel» disparaître. L’économie et la culture sont liées : les produits normands de la terre et de la mer mériteraient que l’on écrive dans les commerces leur nom local ou régional… Les touristes ne viennent-ils pas pour découvrir une culture différente de celle de Paris ? Le Rot de la mé, Tcheu P’tit Louis, le Gohan, le Haitier… sont des noms de bars ou de crêperies ; mais trop peu encore de villages affichant leurs noms normands sur des panneaux.
Faute d’être enseigné, le nombre de locuteurs en normand ne cessent de diminuer. L’avenir de la langue est dans les mains des Normands, qui peuvent s’ils en ont la volonté, se réapproprier leur langue, la faire rayonner. Mais l’avenir du normand est aussi dans les mains des élus locaux et régionaux, encore bien trop complexés par le mot « patois ». A Jersey et Guernesey le normand est langue officielle. Sur le continent en revanche, le normand ne bénéficie d’aucune reconnaissance par la région Normandie !
De plus en plus aujourd’hui, les jeunes s’intéressent au normand avec la volonté de retrouver leurs racines et aussi avec le sentiment que cette langue peut évoluer avec son temps. La langue normande représente, comme la musique ou les jeux et sports traditionnels en plein développement chez nous, un lien intergénérationnel fort, le ciment d’un avenir mieux perçu. Sa pratique n’est en aucun cas désuète. En revanche empêcher ou simplement ne pas encourager la pratique et l’enseignement rendra la langue caduque puis inexistante !
L’avenir de la langue normande a reposé depuis de nombreuses années sur le dynamisme des associations par le biais de publications, d’ateliers et de diverses manifestations culturelles (fête des Rouaisons, fête des Normands…). L’Education Nationale ne reconnaissant pas l’enseignement du normand, les seules initiatives de sensibilisation à la langue normande sont le fait du bon vouloir de quelques enseignants motivés et militants (collège de Bricquebec, école primaire de la Mailleraye/Seine, institut Jean-Paul II à Rouen…) et d’associations dans le cadre des temps périscolaires (Tonneville, Caudebec en Caux…). Réduites à cela, les perspectives de voir le nombre de locuteurs augmenter paraissent bien maigres !
Toutefois, l’avenir pourrait nous venir du conseil régional de Normandie auquel nous adressons aujourd’hui ce rapport avec la volonté d’une reconnaissance institutionnelle du normand et au-delà un soutien à la valorisation de la langue régionale.
En lançant sa grande enquête sur la langue normande au début de l’année 2017, la FALE a entrepris de recueillir auprès des Normands leur sentiment vis-à-vis de notre langue régionale, la manière dont ils l’emploient et leur avis sur l’avenir à donner au normand. Près de 750 personnes ont accepté de répondre à cette enquête. Leurs réponses ont été le point de départ et le terreau des réflexions du rapport que nous délivrons aujourd’hui.
Pour en apprendre plus sur l’influence scandinave en normand, consulter le site de Magene.
Pour mieux comprendre la situation des langues de France et du français, nous vous invitons aussi fortement à lire ces articles de l’Université de Laval (Québec) sur l’Histoire de la langue française, et tout particulièrement les articles sur les périodes post-1789 (chapitre 8 et chapitre 9), période charnière qui explique également la situation dans laquelle se trouvent les langues régionales aujourd’hui.